Je me souviens de ces temps anciens. De ces rumeurs en vague du bout de l'océan. Je me revoie, allongé contre le ventre de ma mère. Je suis seul. Personne ne bouge près de moi. Je suis le seul chaton de sa portée. Je tète avidement le lait qui se déverse dans ma gueule. Pourquoi suis-je ici ? Le sol de dérobe sous mes pattes. Je sombre dans un abysse sans fin. Devant moi défile une série d'images. Je me revois jouer avec trois autres chatons, qui sont mes frères et soeurs. Je me revois travailler dur avec Plume Vagabonde. Je me revois nommé guerrier. Mon frère jaillit devant moi. Les images se teintent de rouge. A travers le vermillon, j'entrevois ma silhouette penchée au dessus de cette de mon frère. Des balafres rouges jaillissent devant moi. Un malaise me soulève le coeur, je perds connaissance.

Un choc brutal dans les côtes me ramena à la réalité. Un guerrier me poussait du bout de la patte en maugréant que je faisais plus de bruit qu'un blaireau hurlant. Je l'ignorai royalement, ne cherchant pas à chercher des puces dans la fourrure de mes camarades dès le matin. Enfin, le matin... La lune était encore bien haute dans la Toison Argentée, et l'on me prendrait pour un fou si je me levai à cette heure. J'arrangeai mon carré de mousse fraiche, tournai deux ou trois fois sur moi-même, avant de me recoucher et de fermer les yeux. Je rabattis ma queue sur mon museau et tentai de replonger dans le sommeil pour poursuivre l'étrange vision de ma vie. Sans succès. Je ne parvenais pas à me rendormir. Je me sentais léger, comme si j'allais bientôt plonger dans la première phrase du sommeil, mais impossible pour moi d'aller plus loin. Je fus donc contraint de rester éveiller, les yeux clos, jusqu'à ce que les guerriers autour de moi se mettent à bouger et à se lever. Je roulai sur le dos et fouettai l'air de mes pattes. Cependant, je m'empressai de reprendre une position normale. Ainsi, l'on pourrait croire que j'étais un chaton qui chassait les papillons. Gêné, je me passai un coup de langue sur le poitrail, et ce geste devint encore plus convulsif lorsque les moustaches d'une de mes camarades frétillèrent d'amusement. Soupir résigné. Je sortis vivement de l'antre, parfaitement réveillé. Une atmosphère lourde, chargée de pluie, me frappa violemment et ma respiration s'accéléra un instant avant de s'habituer à l'air électrisé par les orages aux alentours. Il devrait pleuvoir en fin de journée. J'allai me diriger vers la pile de gibier, pour voir si je devais aller chasser, mais une quinte de toux venant de derrière moi me pila net. Je fis volte-face, fourrure ébouriffée. Si quelqu'un était malade, il fallait faire attention et guetter une épidémie. Je m'approchai prudemment du matou enrhumé humai son odeur. Pas de trace de fièvre, ni de maladie d'ailleurs. Il m'apprit qu'il avait la gorge qui lui piquait depuis hier. Je m'assis prudemment sur le sol et tandis que je me passai une patte sur l'oreille gauche, je lui conseillai d'aller voir Poudre Blanche avant que son état se dérive vers le mal blanc, ou pire, le mal vert. Le guerrier secoua la tête et m'apprit que la Guérisseuse n'avait plus de miel. Je dressai les oreilles, surprit. Habituellement, la femelle immaculée prenait toujours soin de garder ses réserves pleines. Peut-être n'avait-elle pas eu le temps d'y aller. Je pris congé de mon camarade, m'étirai rapidement et me dirigeai en trottant vers l'antre de la Guérisseuse. Cependant, je me rendis directement compte que je devais d'abord préparer les patrouilles. Je fis demi-tour et trouvai Fleur de Soleil, une guerrière expérimentée, chasseuse depuis plus longtemps que moi. Je l'appelai et lui demandai si elle pouvait prendre la tête de la patrouille de l'aube. Qu'elle emmène deux guerriers et un apprenti avec elle. Le femelle me proposa aussi de faire la patrouille du midi. Je la remerciai, reconnaissant, en lui disant qu'elle pouvait emmener qui elle voulait. Je m'occuperai de la Patrouille du Soir plus tard. Je saluai la guerrière d'une ondulation de la queue et fis-demi tour pour, cette fois, me diriger pour de bon vers l'antre de la femelle blanche. Je l'appelai de dehors, mais aucune réponse ne me parvint. Je pénétrai silencieusement dans la tanière. L'odeur des plantes médicinales m'assaillirent et mon poil se hérissa, surprit.

"Poudre Blanche ? C'est moi, Rêve Fantasmatique. Un de nos camarades tousse et m'a rapporté que tu n'avais plus de miel. Te manques-t-il d'autres plantes ? Je peux t'accompagner à aller en chercher si tu veux."

Non pas que j'appréciai énormément la compagnie de la Guérisseuse, parfois elle s'avérait même être soulante, mais si je pouvais me rendre utile, autant lui rendre service.

Le vent dans les feuilles. Le murmure profond des soupirs ancestraux. La verdure se livre à moi, je la sens sous mes pattes. Le ciel est bleu limpide et les oiseaux chantent. Pourtant, je ne savais pas distinguer cela du réel. Le vent souffle, mes pupilles se dilatent. Je ne me sens pas à l'aise. Puis quelque chose, ou quelqu'un, me frôle. Je reconnais sa douce chaleur, lui, celui qui m'avait tant appris et aidé à traverser ce monde cruel. Je vois ses yeux, d'un jaune ambré délicat, se poser sur mes iris azur. Il demeure silencieux et je ne comprends pas. Puis un renard lui saute dessus.
Je hurle. Mon mentor disparaît, seuls ses yeux brillent quelques instants puis, je me rends compte qu'ils ne sont guère siens.
La bête me saute dessus. Je laboure son ventre et elle gémit, propulsée à terre dans un bruit de branches cassées. Car oui, à présent, le sol grouillait de branches. Le sang bat à mes tempes de je grogne, ma queue double de volume tandis que j'attends qu'il réagisse.
Le monstre aux poils roux se relève et me montre ses hideux crocs bavant, désireux d'un meurtre. Je recule, la fourrure en bataille.
Puis soudain il disparaît.
Les ténèbres. Ils m'entourent, me guettent, me prennent par surprise, m'entraînent dans un piège. Une ombre s'avance. Je lui fais face, fièrement. Des yeux luisent dans l'obscurité du néant. Je me mets en position de combat. Je jette un coup d’œil circulaire, mais quelque chose m'agrippe le dos et me jette contre le sol, en arrière. Ma tête cogne contre le sol et, sans savoir comment ni pourquoi, je me retrouve à quatre pattes, bien campée sur la terre ferme.
Tout à coup, les rafales m'emportent. Je suis entraînée dans un tourbillon gris foncé, ma fourrure plus malmenée encore. Mes oreilles se plaquent en arrière, je panique. Je bats des pattes en tous sens mais, rien à faire. Je suis coincée.
Un faisceau d'or me brûle les pupilles. Je me cache d'une patte, puis je me sens emportée vers le haut, encore et toujours malmenée par la tornade.
Je me réveillai en sursaut, la fourrure en bataille. La honte me brûla les oreille et je me mis rapidement debout en lissant à soixante dix à l'heure mon pelage pour qu'il recouvre son état naturel. J'avais juste fait un mauvais rêve. Pour me changer les idées, j'observai la pile de remèdes que j'avais en ma possession.
Bon. Aujourd'hui, il faut absolument que je parte chercher du miel.
J'inspirai profondément et plantai mes griffes dans le sol pour me calmer. J'en avais par-dessus la tête de craindre tout et n'importe quoi. Une guérisseuse se devait d'assumer les conséquences qu'elle engendrait - ou avait engendré par le passé voire même engendrerait -. Pourquoi rêvai-je que je me battais ? Certes, j'avais suivi des entraînements martiaux, mais je détestais me battre.
Je me retournai et un rai de lumière me parvint. Je m'assis et réfléchis. J'avais peur que quelqu'un soit malade voire gravement blessé durant mon absence. Même si je me promettais de ne pas être longue, je le craignais.
Pourtant, contre toute attente, je n'avais pas le choix.
Je sentis l'odeur d'un félin qui entrait dans ma tanière. Durant quelques instants, aucun son ne me parvint. Puis j'entendis :


"Poudre Blanche ? C'est moi, Rêve Fantasmatique. Un de nos camarades tousse et m'a rapporté que tu n'avais plus de miel. Te manques-t-il d'autres plantes ? Je peux t'accompagner à aller en chercher si tu veux."

Sans qu'il ne puisse me voir, je tournai la tête sur le côté. Puis je haussai les épaules et sortis de la pénombre, une lueur de curiosité embrasant mon regard.

"Si ça peut te faire plaisir, pourquoi pas." répondis-je d'une voix neutre.

En aucun cas je ne voulais montrer des sentiments que je classais comme nuisant. Rien, par mes expressions ainsi que par mes gestes, ne devait montrer un signe de faiblesse - j'en jugeai par moi-même. Alors, je sortis de mon antre et prononçai-je :

"Nous le trouverons dans la forêt."

Un court silence accueillit mes paroles. Je me passai un coup de langue sur le museau, perturbé par toutes les senteurs des remèdes médicaux. Je ne rentrai guère souvent dans l'Antre des Guérisseurs et à chaque fois, c'était la même chose. Ces milles senteurs différentes me restaient dans le museau pendant plus d'une journée. Voyant que le silence était un peu trop long, j'allai répéter ma question lorsqu'une silhouette blanche se découpa aisément de la pénombre, une leur de curiosité animant son regard. Elle haussa les épaules et miaula :

"Si ça peut te faire plaisir, pourquoi pas."

Je fronçai le museau. Ça ne me faisait pas une immense plaisir d'aller plonger mon museau dans des herbes, mais si je pouvais être utile, pourquoi pas l'aider. Poudre Blanche sembla se concentrer fortement sur quelque chose que je ne pouvais deviner. Elle se mit à avancer, me contournant et me doublant, avant de sortir de son antre. Je tournai la tête et sortis à mon tour. J'allai lui demander où pouvions-nous trouver du miel en priorité, mais elle me coupa la parole et dit la réponse à la question que j'allai lui poser.

"Nous le trouverons dans la forêt."

Bien. Je lui donnai mon approbation d'une ondulation de la queue mais n'en dis pas plus. Je reculai un peu pour la laisser passer devant. J'avais beau connaitre le territoire par cœur, l'endroit où les herbes poussaient et le miel pouvait se trouver, ce n'était pas spécialement mes affaires et  je ne savais pas vraiment où les trouver.

"Je te laisse passer devant."

Je jetai un dernier coup d'oeil à la réserve de gibier. Elle n'était pas bien garnie, mais pas vide pour autant. Cependant, cela valait le coup de chercher quelques proies en chemin. On ne sait jamais. Et ramener des remèdes et des proies feront gagner un peu de temps aux autres guerriers. Je regardai la Guérisseuse passer devant et s'engouffrer sur le Territoire avant de la suivre.

L'étincelle de dégoût qui passa furtivement dans son regard ne m'échappa pas, tout comme le froncement brutal de son museau. Il devait sans doute être troublé par l'odeur des plantes diverses. Il n'était pas le seul, et je réprimai un sourire.
Il me laissa passer devant, l'air encore perturbé. Dehors, de lourds nuages noirs flottaient au-dessus de notre camp, attendant le bon moment pour frapper.

"Je te laisse passer devant."

Sans blague ! Ce n'est pas toi qui me fera trouver le miel, à ce que je sache !songeai-je avec humeur, prise dans mon humour noire habituelle.

Je pris alors les devants, les moustaches frémissantes. Dans la forêt, il y avait des ruches, et je savais comment m'y prendre pour ne pas me faire piquer. Je me demandai alors, avec amusement, comment réagirait le lieutenant. Le connaissant, il serait juste surpris, très peu effrayé.
Je sortis alors du camp comme s'il n'était pas là. La pluie se mit alors à tomber, à petites gouttes mais en nombre suffisant pour me dégoûter. Je reniflai de mépris et accélérai le pas.
Au-dessus de nous, les feuilles crépitaient par la pluie battante. La terre que nous foulions devint alors plus collante et j'entendis avec dégoût des bruits de succion de plus en plus répétitifs.
Les arbres devinrent plus denses et, bien que pour ma part je fusse trempée, je ne sentais plus aucune goutte courir sur mon pelage. Mais toujours était-il que l'atmosphère restait lourde et pesante. J'entrai alors au coeur de la forêt noire et avisai une ruche, un peu plus loin.

- Attends-moi là, je reviensmaugréai-je à Rêve Fantasmatique en m'approchant de la réserve de miel bourdonnante d'abeilles.

Les abeilles ne piquent pas, sinon, elles meurent songeai-je.

Avec aisance et sans aucune gêne, je poussai de force certaines d'entre elles. L'essaim bourdonnait furieusement autour de moi. Je l'ignorai et parvins à sortir un rayon de miel. Je le posai par terre et ma patte siffla dans l'air pour pousser les sales bestioles, qui pour la plupart tombèrent raide mortes par terre. Je revins alors vers le lieutenant.

- C'est bon, j'ai réussi à trouver un rayon de mielannonçai-je d'une voix déformée par l'objet que je maintenais dans ma gueule.

Un étincelle d'humour, bien que je ne compris pas ce qu'il y avait de marrant dans ce que je venais de dire, traversa les prunelles bleues de la Guérisseuse et se détourna, les moustaches frémissantes. Je soupirai, énervé de devoir me la coltiner tout le long du trajet, et la suivit à contrecœur, plus lentement. Elle bondit hors du Camp et accéléra le pas, m'ignorant superbement. "Humpf, je suis ton Lieutenant tout de même, Poudre de Neige." pensais-je silencieusement en reniflant avec méprit. Comme pour s'accorder avec mon humeur, un éclair déchira le ciel, et bien qu'il tonna loin d'ici, de grosses gouttes tièdes se mirent à se déverser sur le Territoire. Mon échine se hérissa pour protéger ma peau de la pluie torrentielle. L'averse ne dura pas très longtemps, et juste avant que la forêt nous offre un abris convenable contre la pluie, cette dernière s'était réduite à une bruine chaude et poisseuse. Je m'ébrouai rapidement, envoyant valser de l'eau à droite et à gauche. Un coup d’œil rapide vers la femelle me fit comprendre qu'elle était plus trempée que moi et son humeur serait donc deux fois plus massacrante. Son regard se figea soudainement sur quelque chose, au loin. Je le suivis et abordai une ruche, à quelques mètres. Un essaim bourdonnait à côté, ce qui ne donnait pas très envie d'y aller. Nullement effrayé, je commençai à m'approcher mais Poudre de Neige ne m'en laissa pas le temps.

"Attends-moi là, je reviens". Maugréa-t-elle en se dirigeant vers la ruche."

Stupide. A deux, nous aurions été plus vite et nous aurions pu en rapporter deux fois plus. En fouettant l'air de ma queue avec humeur, je m'assis sur le sol humide et commençai à me passer des coups de langue sur le poitrail pour aplatir ma fourrure rebelle. Ne trouvant rien de mieux à faire, j'observai le fonctionnement de la Guérisseuse pour ramasser le précieux liquide doré. Je ricanai lorsque je la vis lever une patte pour chasser les insectes bourdonnants. Voilà. Si nous y avions été tous les deux, j'aurai prit le temps de chasser les abeilles tandis qu'elle aurait eu tout le temps qu'elle aurait voulu pour ramasser le miel. Ou vice versa, peu importe. Je levai au ciel et attendis finalement qu'elle revienne, cherchant une réplique cinglante à lui lancer lorsqu'elle reviendrait. Elle revint au bout de quelques minutes, un rayon de miel dans la gueule. Le liquide sucré lui coulait un peu hors de la bouche et se collait contre son poitrail. Le jaune contrastait bien contre le blanc de son poil et je réprimai un rire sarcastique en songeant qu'elle galérerait à l'ôter de sa fourrure immaculée.

"C'est bon, j'ai réussi à trouver un rayon de miel."

Je dus me répéter sa phrase dans ma tête pour la comprendre, tant sa voix était déformée à cause de l'objet sucré qu'elle portait dans sa gueule. Je fixai le rayon en question et grimaçai en m'approchant pour le flairer. Je n'en avais jamais vu d'aussi prêt et n'appréciai pas spécialement son odeur. Trop de sucre, c'est trop de sucre. Un haut le cœur me prit et je me détournai en me passant un coup de langue sur le museau, espérant ainsi chasser l'odeur malsaine. Je me retournai et plantai mon regard froid dans le sien.

"A deux, nous aurions pu en rapporter plus. Je ne suis pas incompétent, Poudre de Neige."

Ma voix avait été aussi froide que mon regard, mais je m'en contre-fichai. Si elle se retrouvait de nouveau à court la prochaine lune, qu'elle ne compte plus sur moi pour venir l'aider à chercher du miel. A quoi lui avais-je servit, là ? A rien, à part regarder. Je me fiche bien de la façon dont l'on ramasse du miel, je suis Lieutenant moi, pas Guérisseur. Sans attendre sa réponse, je me détournai de nouveau.

"T'as besoin d'autres choses comme plantes ?"

Non pas que cela m'enchantait, mais à présent, je n'avais d'autres choix que de continuer à la suivre, si c'est ce qu'elle voulait.

Lorsque ce très cher lieutenant se baissa pour flairer le remède, il fronça le nez avec dégoût et je sentis l'énervement monter. Il se détourna quelques instants, très peu discret à mon goût, puis ne m'épargna pas son regard glacial et distant que tout le monde lui connaissait.


"A deux, nous aurions pu en rapporter plus. Je ne suis pas incompétent, Poudre Blanche."

Je m'abstins de répondre. Nulle expression ne troubla mon regard. Il se détourna à nouveau, avec dédain, et miaula :

"T'as besoin d'autres choses comme plantes ?"

La façon dont il jetait ses mots ne me plaisait pas du tout.

Qu'est-ce que tu fais ? N'importe quoi. Calme-toi un peu, il est comme ça, il est comme ça. Ce ne sera pas lui non plus qui définira ton caractère. Ne te laisse pas influencer.

En moi, je me forçai à me calmer et lançai d'un ton incroyablement calme, sans aucune trace de colère, narquoiserie ou sarcasme :

- Que ce soit bien clair : je ne t'ai jamais obligé à me suivre. Si je suis si encombrante que ça, eh bien, laisse moi.petit à petit, je retrouvais ma sérénité ce qui me soulagea. Pardon, mais je suis habituée à cheminer seule. De toute façon, je ne pense pas qu'il y ait de prochaine fois.je fermai les yeux quelques instants pour effacer toute marque de colère, aussi minime soit-elle. Lorsque je les rouvris, une lueur d'impassibilité illuminait mon regard polaire. J'aurais juste besoin d'herbe à chat, pour traiter le mal vert. Tu peux m'aider, si tu veux. Ou alors, si tu me juge trop encombrante, partir. Comme tu le souhaites.

A quoi bon attendre de réponse ? Je n'avais pas envie de me disputer avec un félin de sa trempe. Je ne voulais me mêler des affaires de personne. Il était libre de ses choix, je ne lui avais absolument rien imposé. J'entendis alors un grondement, dans les cieux. Le vent se leva et une bourrasque ébouriffa ma fourrure lustrée. Je m'assis et la remis d'un seul coup de langue en place, puis attendis la réponse du lieutenant.

Étais-ce de ma faute s'il était en colère ? Avais-je éveillé son énervement ? Sans aucun doute, de toute façon, j'avais dit ce que j'avais à dire. Je ne comprenais pas bien pourquoi il restait silencieux, néanmoins. Je savais bien que tout cela l'embêtait : un lieutenant partant à la chasse aux herbes... pourquoi m'avait-il proposé de m'aider ?
Toujours était-il qu'il le prit mal. J'entendis le crissement de ses griffes contre la terre, rendue molle. Je m'abstins de tout commentaire et entendit clairement le tonnerre gronder, non loin. Pourtant, ma tension était retombée et j'attendais que le lieutenant réagisse. Il finit par soupirer.
Mais pourquoi ne pars-tu pas ?


"Il serait idiot que tu y ailles seule, alors que je suis présent. Nous pourrons en rapporter plus, à deux... " il se foutait complètement de moi, j'étais sûre qu'il se retenait de pousser un énorme rire sarcastique. Cela ne m'irrita pas du tout. "A condition que tu me laisses toucher aux herbes. On ne sait jamais, peut-être pourraient-elles me crever un oeil ?"

Un guérisseur se doit d'être calme. Et des railleries stupides ne le feront jamais réagir.

Il n'attendit pas de réponse, tant mieux, je n'en avais aucune à lui léguer. Sans un regard en arrière, il s'élança sur un sentier et je ne fis que le suivre agilement et silencieusement. Il s'embêta à aller dans des buissons épineux ; je sautai d'un bond gracieux par-dessus, ayant l'habitude de la vitesse.
Ah, les mâles ! Pourquoi fallait-il qu'il fonce dans la boue pour - il le faisait exprès, j'en étais sûre - générer des gerbes brunes et visqueuses ? Je vins de l'autre côté du chemin, sur l'herbe, bien qu'elle fusse trempée. Et tandis qu'il continuait de m'ignorer, il sauta sur un arbre alors que je le contournai. Je décidai de m'arrêter, consciente que les plantes n'étaient plus très loin, et m'assis un peu plus loin tandis qu'il ne s'arrêtait toujours pas.

Vas-y, éclate-toi.

Il ne fut pas long, heureusement, sinon je me serais endormie. Il les cracha à mes pattes ; aucune lueur ne brillait dans ses yeux. Il prononça, beaucoup moins méprisant :

"En voilà déjà un paquet."

Eh bien quoi ? Tu veux que je te dise quoi exactement ? Oui, bravo, c'est bien tu as trouvé de l'herbe !!!

D'accord. Merci.
Malgré que je sois vexée, je n'en montrai rien. Je soupirai, d'un mélange de déception, mélancolie et narcissisme, puis me rendis sur le fameux terrain regorgeant des précieuses herbes. J'en pris un autre paquet, pas trop grand en raison du rayon de miel que je portais déjà. Un instant, je focalisai mon esprit sur les bruits alentours pour échapper à mes maudits souvenirs du passé. Oui, ma vie avait été cruelle et alors ? Je ne m'en plaignais pas.
Je retournai vers le lieutenant et, d'un signe de tête, lui fis comprendre qu'il était temps de rentrer.

Une lueur fatiguée luisit dans son regard. Elle me regarda comme si j'étais le dernier crétin que la nature ait jamais donné naissance. Je pourrai lui retourner ce compliment silencieux.

"D'accord. Merci."

Je voyais bien que je l'avais offensé. Ce n'avait pas été entièrement mon but, mais sans savoir pourquoi, j'en éprouvai un certain mélange de satisfaction et d'apaisement. Elle lâcha un soupir, d'exaspération, d’ennuis, je n'aurai su le dire. Neutre, elle tourna les talons et se dirigea vers les fameux plants d'herbe à chat. Je la regardai partir, l'air hautain, son rayon de miel dans la gueule. Elle aurait mieux fait de le laisser ici, elle aurait pu en prendre plus. J'aurai prit le rayon de miel en plus, j'avais, je pense, une gueule plus large qu'elle. Normal, je suis un mâle. Je me raclai la gorge, frustré. Pourquoi lui avais-je proposé mon aide ? "Je suis aussi stupide qu'elle. Rien qu'une pauvre cervelle de souris." Comme elle tardait à revenir, j'étais sur le point de me lever mais elle réapparut soudainement et me dépassa sans mot dire. Je réprimai un feulement de colère et me tournai vers la Guérisseuse. Elle tourna légèrement la tête vers moi, et d'un mouvement sec de la nuque, m'indiqua la direction du Camp. Il était temps de rentrer. Enfin. Je me baissai pour attraper le paquet d'herbe. Je lui emboitai ensuite le pas, pressé de quitter la Forêt Mystérieuse, pour rejoindre le Camp et m'isoler tranquillement dans un recoin. La solitude était ma meilleure amie, parfois, j'avais besoin d'être en sa compagnie. Aucun de nous deux ne pipa mot pendant tout le trajet. Ce qui était compréhensible par la tension qui régnait entre nous, et aussi le fait que nous avions les gueules pleines. Quiconque parlait laisserait tomber son fardeau par terre.
Je dressai soudainement le museau vers le ciel. Malgré les odeurs du miel et de l'herbe à chat, j'arrivais sans peine à discerner le fumet d'un suricate. Vous savez, ces sortes de rongeurs, presque aussi gros que des chats ! Mon regard parcourut rapidement le territoire. Un pelage brun moucheté s'agitait, vers ma droite. Je me plaquai sur le sol, en profitant pour lâcher mon fardeau.

"Poudre Blanche. Ne fais plus aucun geste... soufflais-je, presque silencieusement, à la Guérisseuse."

J'espérai qu'elle m'avait entendu, ou elle ferait obligatoirement du bruit, et le suricate s'enfuirait à toute patte. Lorsque je ne fus plus qu'à un mètre de ma prise, je bandai mes muscles et bondis dans les airs, toutes griffes dehors. Pendant une fraction de seconde, j'entendis presque le rugissement du léopard bourdonner à mes oreilles. Le suricate me fila entre les griffes mais je fus plus rapide. Je le rattrapai en quelques secondes et lui brisai la nuque d'un coup de croc bien placé. Je pris ma prise entre les crocs et revins sur mes pas. Je déposai le rongeur sur le sol et reculai de quelques centimètres. Nous n'étions pas en patrouille de chasse. Nous avions donc le droit de manger, non ? Et il en restera assez pour le Clan, je ne pense pas que, vu la taille de ce rongeur, deux chats arrivent à le finir. Je poussai le gibier vers la Guérisseuse. La proposition était difficile, mais aujourd'hui, fatigué de me battre, je tentai donc de faire la "paix". C'était rare, mais ça m'arrivait.

"On partage ?"

Qu'elle refuse m'importera peu. Je n'en mangerai donc pas non plus et nous rapporterons la prise au Clan, bien que les patrouilles de chasse parties ce matin, ont déjà du ramener pas mal de gibier.

Je détestais sentir cette horrible tension m'envahir, comme une brume toxique engloutissant mes pattes immaculées. De plus, malgré ces nombreuses lunes, porter de l'herbe à chat me mettait presque en supplice, bien que je n'en montrasse rien. Quelque chose, pourtant, me disait que cette tension, tel l'orage, finirait par éclater et diminuer. Peut-être ? Je n'étais pas devin.
Aucun de nous deux ne parlât ni réagît. Le sentier que je foulais au plus profond de moi-même me semblait abrupt, dont j'en cherchais la sortie.
Puis soudain, un fumet étrange parvint à mes narines, à moitié couvert par l'odeur des remèdes. Je sentis la curiosité de Rêve Fantasmatique comme si je recevais un piquant sur l'échine. Je le sentis s'aplatir sur le sol et, avant qu'il ne m'ordonne de m'immobiliser, je l'étais déjà. Une fourrure brune passa à côté de nous.
Le lieutenant ne le rata pas. Avant que la bestiole ne puisse réagir, il l'avait déjà tuée. Lorsque je me retournai pour la regarder, il l'avait posée sur le sol. Je me débarassai de mes herbes ; il avança la proie vers moi et je remuai une oreille de stupéfaction, tandis qu'il prenait la parole :

"On partage ?"

Tiens, qu'est-ce que je disais. La tension finirait bien par éclater comme un élastique dans l'air. J'étais juste soulagée qu'elle se fasse de cette manière car je n'avais pas très envie de me disputer. Il serait pire encore de refuser, et je ne voulais pas que la tension remonte jusqu'à pire encore. Je cherchai mes mots avec prudence :

-Volontiers !

La lueur de sagesse qui me connaissait bien raviva sa flamme dans mes prunelles glacées. Je pris une première bouchée de la proie qui, je m'en souvenais maintenant, était un suricate. Dans mes souvenirs, je n'en avais jamais mangé et son goût particulier ne me déplût pas.

La chatte eut l'air soulagée que je crève la tension de cette manière. Oui, après tout, il était inutile de se disputer jusqu'à s'en arracher les oreilles. J'étais Lieutenant, mon rôle n'était pas franchement d'ébouriffer le poil à tous les chats de mon Clan, ça ne ferait pas très bien vue. Poudre Blanche s'approcha prudemment du rongeur et garda le silence quelques instants, comme si elle réfléchissait parfaitement à ce que les mots qui sortiraient de sa bouche, allaient être appropriés. Autant dire que je m'en fiche. Qu'elle me donne un oui ou on non, qu'on en finisse. Une lueur nouvelle naquit dans ses prunelles bleues et un léger sourire s'arracha de ses pensées, se dessinant presque invisiblement sur ses lèvres. Mais je ne suis pas une chauve-souris.

"Volontiers !"

"Ok. Bah, écoute, c'est bien." Peu m'importais sa réponse, certes, mais je fus tout de même assez soulagé qu'elle ne cherche pas à ranimer notre dispute en refusant et en me raillant. De toute façon, ce genre de truc ne fonctionne pas avec moi. Je pense que si elle avait cherché à me provoquer, j'aurai eu du mal à me contenir, mais j'aurai tout simplement enterré la prise pour revenir la cherche plus tard, pris mon paquet d'herbe, et serai parti silencieusement vers le Camp, sans l'attendre ou quoi que ce soit. Mais ça n'était pas arrivé. Alors chut.
La Guérisseuse se pencha pour prendre un bout de la prise. Honneur aux femelles, je n'étais pas tout à fait encore impoli, hein. Je ne sais pas si elle en avait déjà mangé dans le passé, mais le goût n'eut pas l'air de lui déplaire, car aucune grimace ne s'arracha sur son visage. Je m'allongeai prudemment à mon tour pour en prendre également une bouchée. Je savourai tranquillement la viande fraiche qui s'écrasait entre mes dents et qui coulait dans mon œsophage. Les suricates ne faisaient de plus en plus rare, mais leurs viandes étaient toujours aussi délectables que lorsque je n'étais qu'un chaton piaillant dans la Pouponnière. Cependant, la faim ne me tiraillait pas l'estomac, et au bout de quatre ou cinq morceaux d'avalés, je reculai et m'éloignai un peu pour commencer à me faire une toilette des pattes. Ce qui ne servait strictement à rien puisque la pluie allait bientôt se remettre à tomber en force, et que mes pattes seraient de nouveau trempées dans cinq minutes. Mais bon. Ça fera toujours ça en moins. Ma tâche accomplie, je me mis sur mes pattes et retournai chercher mon paquet d'herbe pour le mettre à l'endroit où la Guérisseuse avait posé le sien. Seul le Clan des Étoiles sait pourquoi cette épine monstrueuse se trouvait là à cet instant précis, et pourquoi il a fallut que ce soit moi qui marche dessus. J'allai me pencher pour ramasser mon fardeau vert, mais une douleur fulgurante me traversa la patte droite jusqu'en haut de l'épaule. Je poussai un cri, plus de douleur que de surprise, et levai systématiquement ma patte et la regardai. Le coussinet principal était en sang et je voyais une épine profondément enfoncé à l'intérieur. Je feulai de douleur de rage, ma queue fouetta l'air. Frustré, je commençai à lécher la plaie, sans succès.

"Crotte de souris !"

Je m'approchai en boitillant vers la Guérisseuse. J'étais si vexé de devoir lui demander de l'aide que mon poil s'était hérissé sur mon échine et ma queue avait doublée de volume. Je lui jetai un regard de colère, non contre elle, mais contre l'épine. Ou contre moi-même en fait. Je ne sais pas.

D'accord. J'aurais peut-être dû dire autre chose. Le lieutenant semblait intouchable, impénétrable et par-dessus tout détestable. Mais il fallait accepter les gens tels qu'ils étaient.
A son tour, le lieutenant se pencha pour en déguster quelques bouchées. J'évitai tout geste d'amusement qui puisse raviver la tension qui régnait entre nous, même si je ne m'en souciais guère. S'il ne m'aimait pas, eh bien c'était tant pis pour lui, à lui de gérer après tout. Je n'étais pas là pour juger chacun de ses faits et gestes.
J'avais l'impression, toutefois, qu'il mangeait à contrecœur. Cela se serait passé autrement s'il avait chassé avec quelqu'un d'autre. J'eus un léger pincement au cœur. Je n'aimais pas savoir que tel ou tel guerrier - surtout de mon propre Clan ! - puisse me détester. Je voulais comme image de moi-même une chatte dépourvue de sentiments amoureux, ne détestant personne, sociable et agréable à vivre, en plus d'être consciente d'avoir une certaine sagesse.

Tu n'y peux rien.cette pensée ne me rassura qu'un peu. Pour vivre correctement, nous avons - tous - besoin de l'avis des autres. L'image de nous que se faisait les autres était importante et ils sauraient alors indiquer ce qu'il n'allait pas.
Je n'osai pas finir l'animal à demi mangé et le nettoyai un peu afin qu'il soit plus "présentable" si je puis dire.
Le cri de Rêve Fantasmatique me tira d'un seul coup de mes pensées et je cillai, toujours allongée à même le sol. Il regarda sa patte, les yeux écarquillés et sa queue fouetta violemment l'air. Je ne réagis pas, de peur d'accentuer sa colère.
Néanmoins, les coups de langues vigoureux qu'il passa à une de ses pattes m'interpella. Il feula de rage, contrarié, et se retourna, les prunelles embrasées par un feu destructeur.


"Crotte de souris !"

Il s'approcha de moi en boitillant, et je devinai sans mal combien il était frustré. Eh bien quoi ? Une épine dans la patte, assurément. Ce n'était pas synonyme de honte, n'importe quoi, cela pouvait arriver à n'importe quel félin ! Mais non, lui il était immortel, le roi du monde quoi ! Il me toisa durement du regard et je me demandai s'il m'en voulait à ce point alors que je n'y étais pour rien. Puis je me rendis compte que ce n'était pas moi sa source de colère et il attendit que je réagisse.
Calmement, je me remis sur mes pattes et lui demandai d'une voix pacifiste :

- Tu t'es coupé ? Si oui, il faut d'abord enlever l'épine. Je peux le faire si tu veux..." je laissai ma phrase en suspens, consciente que je l'énerverai d'avantage. "Il vaut mieux la retirer d'un coup sec."